Jean-Pierre Grotti - Ecrivain romancier - Aude

Extraits de livres : Le figuier de Paul

 

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Comme je pouvais pas jouer au rugby, j'ai essayé d'être dirigeant. Ils m'ont mis soigneur parce que c'était le pauvre Jacou qui le faisait et qu'il ne pouvait plus courir tellement il était gros. S'il y en a un qui saignait; il avait le temps de se vider avant que Jacou soit là. Bon, ça encore c'était pas grave.

L'embêtant et c'est pour ça que les joueurs ne le voulaient plus, c'est qu'il était myope alors il se trompait avec les pommades. Tous en avaient une peur bleue depuis l'histoire de Migna qui avait pris un coup mal placé... hé bé oui ! Dans les parties ! Tu vois pas que Jacou se trompe et te lui passes du Dolpic dessus !
Le pauvre Migna, il sautait partout ! A la fin du match, il était encore dans les vestiaires avec ses choses qui trempaient dans une bassine d'eau froide. Elles ressemblaient à des tomates cerises, tu sais, les petites ! Il a pas pu aller travailler pendant deux jours et, crois-moi, sa femme a dû être tranquille une bonne semaine !

Les parents voulaient que leur petit voie encore une fois le dernier cheval de Pilhan. Attention ! Pas un cheval de promenade, de cirque ou du tiercé, un vrai de vrai, un costaud.
Pour les vieux , c’était comme l’enterrement d’un camarade.
Tout le monde attendait, il n’y avait pas de bruit. Tous regardaient Carillon. On a entendu de loin arriver le fourgon de Girard, le boucher. C’était un type qui aimait bien faire le fort., ce Girard alors ila fait durer le spectacle. Il tournait autour de Carillon, lui regardait les dents, les pattes comme s‘il allait le refaire travailler. Tout ça ne servait à rien puisque le pauvre cheval allait direct à l’abattoir et que le prix avait déjà été fixé.
Molinier a détaché doucement son cheval et l‘a tiré par la bride. Pendant ce temps le boucher a placé des planches pour qu’il monte dans le fourgon. Tu aurais vu cet animal. Là, il a tout compris. Il frissonnait. Il bougeait les oreilles dans tous les sens. Il ouvrait grand ses yeux. Quand il est arrivé devant les planches, il a senti les odeurs du fourgon. Tu penses, ça devait puer la misère, la peur, peut-être la mort. Il s’est mis à reculer en tirant sur la bride...
En sifflotant, Girard est allé chercher dans la cabine un fouet à manche court. Molinier l’a arrêté. Il était blanc comme un linge. J’ai cru qu’il allait l’assommer. Putain ça aurait fait plaisir à tout le monde !
Il a pris la tête de Carillon dans ses mains et il lui a parlé. Ce qu’il lui a dit je sais pas mais il lui a parlé, tout le monde l’a vu. Le cheval s’est calmé. Il est monté presque tout seul dans le fourgon.
Ce salaud de Girard a fait exprès de rabattre le volet du camion de toutes ses forces. On a tous sursauté ; la guillotine ça devait faire le même genre de bruit.

Célestin nommait en patois puis en français en disant ses petites blagues. Les gens marquaient avec des grains de maïs que Rose récupérait à la fin en balayant les tables. A force, le maïs était tellement vieux qu’il était plein d’insectes. On appelait ça le ‘’ caissou ’’ en patois… Je sais pas comment on dit en français.
Un soir, il y en avait tellement que les grains bougeaient tout seuls sur les cartons, tu sais, comme ces haricots d’Amérique... Si ! Si ! Je te jure. On en posait un sur le sept et il partait sur le douze. Il fallait les surveiller comme le lait sur le feu.

Le tracteur passait. Il coupait les racines. Il soulevait les souches. Il les renversait. Il les écrasait. On les entendait craquer d’un coup sec, comme un os qui casse. C’était un crève-cœur.
Les souches agonisaient sur place lentement. Les premières feuilles à mourir étaient celles du bout des branches. Les autres venaient après. Elles commençaient à sécher, puis à se recroqueviller, à pendre comme des guirlandes mortes et à s’envoler aux quatre vents.
S’il y avait des raisins, ils se ratatinaient comme des figures de vieux. Ils prenaient la couleur du bois mais ils restaient accrochés. Des fois, quand tu regardais ces espèces de cimetières, tu voyais une souche qui tenait encore debout. Toute seule au milieu du champ de bataille, elle continuait à vivoter avec ce qui lui restait de racines. Elle était comme un témoin de la vie avant ; ça faisait pitié.
Les gens touchaient leur chèque, faisaient une dernière fois le tour du propriétaire puis s’en allaient. Ils faisaient les fiers, bien sûr. Ils disaient qu’ils en avaient marre de trimer dans ces putains de vignes, qu’ils étaient contents d’en être débarrassés, qu’ils allaient enfin profiter de la vie. En vrai je crois qu’au dedans d’eux, ils étaient morts le jour où le tracteur avait écrasé leurs souches.
Tu prends les chats par exemple… Quand ils sont blessés ou quand ils vont mourir, ils se cachent. Ils sont fiers. Ils ne veulent pas qu’on les voie au bout du rouleau. Les hommes, c’est pareil. Bien sûr, je parle de ceux qui ont quelque chose dans le pantalon. Plus ils sont malheureux, moins ils le montrent…
Là, tu vois, ils abandonnaient. Ils faisaient massacrer les vignes que leurs parents ou leurs grands-parents avaient plantées et soignées et qu‘eux aussi avaient aimées comme leurs enfants. On leur arrachait les tripes, alors, ils levaient la tête, ils riaient fort, ils parlaient fort.
J‘en ai vu qu‘un seul pleurer en regardant le tracteur éventrer sa terre, c‘était le père Portal. Celui-là, il était vieux -- il est mort deux ou trois mois plus tard --, il s’en foutait des autres et du qu’en-dira-t-on.
Peut-être aussi, il n’avait jamais eu trop de temps pour regarder faire les chats…


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