Extraits de livres : Juliette d'Estignan
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C'était la première fois que Jacques venait à la vigne depuis presque six mois. Voila tout ce qui lui manquait, tout, sans quoi, il se sentait hors de sa vie : l'odeur fraîche du matin, les trilles d'un rossignol, le vert pâle des jeune feuilles, l'embroussaillement sombre des garrigues, les brumes légères, loin, là-bas, au-dessus de la mer.
L'été, dans le village sentait le feu et la viande brûlée. c'était la saison des grillades; le parfum léger des sarments embrasés se mêlait à l'haleine forte des des graisses qui fondaient. Toutes les maisons étaient occupées et par les fenêtres ouvertes, Juliette entendait l'accent du Nord, celui des touristes et celui des enfants ou des petits enfants qui revenaient au pays le temps d'un congé.
On voyait les vieux célibataires se rassembler sur la place les jours de chasse au sanglier : toujours la même figure rougeaude, le même mégot collé aux lèvres, les mêmes ongles noirs, les mêmes habits fripés, les mêmes cheveux gris et sales sortant de la casquette bleue ou du béret noir luisant de crasse.
On les entendait parler et blaguer au café ou au boulodrome : toujours les mêmes plaisanteries obscènes, les mêmes histoires de cul, les mêmes vantardises de sexe, les mêmes fanfaronnades de liberté mais aussi la même désespérance et la même solitude sauvage au fond des yeux
Il faisait bleu, beau, calme.
Le vent s’en était allé souffler ailleurs. Juliette regarda autour d’elle. Tout lui paraissait nouveau, changé. Même le jardin d’hiver avec ses cèleris au garde-à-vous, ses quatre choux dépenaillés et sa demi-rangée de salades frisées lui sembla merveilleux.
Sur le flanc de Pech Redon, elle aperçut le point rouge d’un tracteur qui peignait une vigne nue. Ce petit homme noir qui le conduisait c’était peut-être Jacques. Jacques ou un autre… Ici, ils étaient tous pareils, tous tellement accrochés à leur terre qu’elle avait envahi leur esprit, leur cœur et leurs yeux. Ils ne pouvaient plus ni réfléchir, ni aimer, ni même simplement voir.
D’autres vignes encore se mouraient lentement, abandonnées, envahies par les tamaris, les genêts, parsemées de jeunes pins et de buissons de ronces inextricables. Elles n’avaient pas été taillées depuis deux ou trois ans, parfois plus. Elles étaient toutes échevelées ; leurs sarments grêles portaient des grappillons secs qui dansaient au vent comme des pendus tristes.
Elles agonisaient à l’orée de la pinède ombrageuse, sur la pente raide de la colline dont les orages avaient arraché la peau. Chacune de leurs souches était un cri de détresse, le signe fort d’une terre qui mourait. Elles avaient été plantées il y a si longtemps….
Elles se languissaient de la main des hommes, de tous ceux qui, à présent oubliés, avaient enlevé les pierres sur leur dos, brisé les plus grosses à coups de masse, construit des murets pour retenir le sol, creusé, planté, arrosé, taillé, labouré, vendangé, chanté, pleuré, parfois même aimé dans le cabanon de pierres grises qui les gardait.
Elles étaient repliées sur elles-mêmes, honteuses d’être encore là comme des vieux pauvres qui n’ont plus de visite. Il régnait déjà sur elle le silence des cimetières.