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Extraits de livres : Le coq de Massan
⇒ Retour Il allume l'électrophone, met le disque de Claude Marti. Ce qui le choque d'abord, c'est la voix rude, forte, pleine de r, et la langue qui roule avec la guitare, cette langue si méprisée aujourd’hui qu'aucun jeune n'ose jamais en prononcer un mot devant les filles par peur de passer pour un attardé, cette langue qu'il découvre soudain puissante et belle parce qu'elle parle à son cœur, à son être tout entier, parce qu'elle le prend dans ses mots et fait vibrer jusqu'à son âme, parce que dans son souffle, elle embrasse tout le pays, des plaines et des étangs jusqu'aux garrigues et aux montagnes. La chanson est finie. Il reste immobile, comme assommé. Depuis qu'il est né, il a honte de sa langue, honte de ses origines ; il s'est renié pendant plus de vingt ans. Ils avaient raison tous ces gens du Nord de se moquer de lui. Il parle mal le français mais, en occitan, il n'a pas d'accent. C’est sûr, tous ces nouveaux habitants n’ont aucune envie de se mêler aux gens du village, ils veulent seulement profiter de la beauté de la région et de son climat. Ils sont si nombreux qu’ils n’ont pas besoin de faire des efforts pour s’intégrer, c’est la culture et le savoir-vivre méditerranéens qui, peu à peu disparaissent. Ces gens du Soleil s’installent avec leurs idées bien arrêtées, leurs mœurs, leur argent aussi. Ils représentent le monde nouveau, l'énorme paquebot international - we speak english ! - fonçant vers un avenir d’apocalypse. Il va bousculer et envoyer par le fond, sans même s'en apercevoir, l'antique et fragile embarcation languedocienne. Certains dimanches matin pourtant, lorsqu'il la ramenait chez elle à la fin d'un bal, alors que les étoiles s'éteignaient une à une et qu'une goutte de lait tombée de l'Est grisait le café noir de la nuit, elle s'étirait sur le siège de la Renault 5, ivre de fatigue et encore toute étourdie de musique, le regardait en souriant et lui disait : « Ce soir, tu peux m'embrasser ! » Parfois même, elle lui autorisait quelque légère caresse mais elle ne participait jamais à ces ébats. Alors que Marcel, fou d'amour, s'efforçait en vain d'allumer une flamme ou tout au moins une étincelle de désir dans le regard à la fois étonné et moqueur de sa belle, aucun trouble ne venait agiter l'eau claire des jolis yeux bleus ; elle gardait toujours le contrôle de ses sens… et de la situation. |